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"Hé mamie, t’as pas 20 francs? Non? Attends, je vais chercher 10 francs, je reviens…" Pascale Postaire-Le Marais enjambe deux par deux les escaliers qui mènent au bureau de l’entreprise familiale, appuie sur la poignée avec vigueur avant de disparaitre dans la petite salle. Elle en ressort deux minutes plus tard, une pièce de 10 francs à la main. "Tiens mamie, s’adresse-t-elle à la cliente avec un large sourire. Mauruuru, à bientôt!"
La quinquagénaire vit à cent à l’heure. Il y a dix ans, elle a repris l’entreprise familiale : la SARL Postaire-Le Marais, spécialisée dans la vente d’eau de javel, de produits d’entretien et de savons de Marseille. "J’ai grandi ici, j’ai grandi dans cette entreprise. J’ai toujours aidé et donné un coup de main, ça n’a jamais été un travail. Avant, j’étais institutrice. Mon frère aîné était destiné à reprendre les rênes. Malheureusement, il est décédé. Comme mon père ne voulait pas vendre et ne pouvait pas continuer seul, j’ai arrêté ma carrière dans l’enseignement pour venir travailler avec lui", confie cette femme énergique, un regard bienveillant envers son père, assis à côté d’elle. Pascale ne pouvait pas laisser une si belle histoire de famille se terminer ainsi. Une histoire commencée il y plus de 60 ans à Tahiti.
Un jour, le père de Philippe découvre la recette de l’eau de javel. L’aventure commence. Dans leur maison de Pirae, père et fils, aidés de la femme de ce dernier, s’affairent à la tâche. Très vite, leur produit se vend à travers l’île. "Mon grand-père a démarré avec rien, raconte Pascale avec une pointe de fierté. Quand ils ont commencé, ils ne connaissaient rien à cette fabrication et à l’époque, il n’y avait pas de bouteilles en plastique. Donc ils ont mis tout ça dans des bouteilles de récupération en verre. Les bouteilles étaient remplies avec des vannes en métal. Mais l’eau de javel et le métal ne font pas bon ménage. Les bouteilles explosaient. Ils ont appris sur le tard. Ils ont ensuite changé pour du verre, en récupérant toutes les bouteilles qu’ils pouvaient…"
Philippe démissionne de son poste dans l’administration des PTT et de son poste à radio Tahiti. Les Postaire-Le Marais fabriquent d’autres produits : le savon à l’huile de coco, le vinaigre d’ananas et de bananes… "Mon père avait décidé qu’il n’y avait pas de raison qu’on ne puisse pas faire à Tahiti ce qui était importé. Pour le vinaigre, il n’y avait pas de presse sur l’île, donc nous en avons fabriqué une. Et puis, nous faisions du vinaigre selon une méthode allemande, avec des copeaux de bois de hêtre, mais il n’y avait pas ce type d’arbre ici, alors il fallait les faire venir d’Europe! C’était un sacré équipement!", s’exclame Philippe, en soufflant.
Philippe sourit en regardant sa fille. La tête dans le guidon depuis des années, l’homme se garde de fanfaronner. "Les années passent tellement vite qu’on ne se rend même pas compte que cela fait 65 ans", lâche t-il, l’air étonné. "Je n’ai rien fait de spécial. Tout le monde pourrait en faire autant. Quand on est patron, il ne faut pas compter ses heures. Il n’y a pas de samedi, ni de dimanche. Je me lève tous les jours à trois heures du matin, encore aujourd’hui. Je suis en retraite fictive, sourit l’homme de 84 ans. Quand on travaille depuis longtemps, on ne peut pas s’arrêter, sinon, c’est la mort…"
Dans la petite pièce sombre qui sert de bureau, au-dessus de l’entrepôt adossé à la maison familiale, père et fille veillent l’un sur l’autre. Au cours de la journée commencée à l’aube, vente, livraisons et production s’enchaînent au pas de course. "Il vous reste de la javel, en bidon de 20 litres?", interroge la patronne d’une pension de Raiatea. Pascale bondit de sa chaise, lui apporte le produit et en profite pour lui offrir l’échantillon d’un nouveau détergeant. Le plus important pour les entrepreneurs? Le contact humain. Pas de pub et très peu de communication, les Postaire-Le Marais misent tout sur leur présence. "Si nous sommes encore là aujourd’hui, c’est grâce à notre régularité. Qu’on vende ou qu’on ne vende pas, on passe toujours dans les magasins. Les patrons me voient toutes les semaines, je passe au moins leur dire bonjour, me présenter et présenter mes produits", explique Pascale en recoiffant ses cheveux bouclés.
Cette formue marchera-t-elle encore pour 65 ans? Seul l’avenir le dira. Mais Pascale et Philippe entendent bien mener leur barque pendant encore quelques années et développer leurs idées. Jusqu’à ce que Vairea, l’aînée de Pascale, prenne, à son tour, la suite de son arrière-grand-père.
Cette boutique est l’occasion pour les entrepreneurs d’être plus visibles.
Depuis plusieurs années, les entrepreneurs interpellent le gouvernement et la direction des affaires économiques du Pays sur la question des produits importés. "Nous avons demandé plusieurs fois à ce que les importations soient réduites, mais nous n’avons pas eu de réponse. C’est le seul moyen de créer de l’emploi. A l’heure actuelle, une entreprise comme la nôtre ne se développe pas suffisamment pour pouvoir embaucher. Quand je suis arrivé en 1946, tout était local, tout était fabriqué ici", regrette Philippe.